La désinvolture est une bien belle chose - Philippe Jaenada (2024)
- 9 févr.
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La désinvolture est une bien belle chose est le dernier roman de Philippe Jaenada. Auréolé de plusieurs succès mérités, dont La serpe (fantastique), La petite Femelle (il faut que je le lise celui-là) ou encore Au printemps des monstres (fabuleux aussi), l'auteur nous propose cette fois encore une enquête, très fouillée, passionnée et passionnante. Il se lance cette fois sur les traces de Jacqueline Harispe, surnommée Kaky, une jeune femme libre (d'où la désinvolture du titre) du Paris des années cinquante, qui trouva la mort à vingt ans en chutant (volontairement ou non, nous ne saurons jamais) d'une fenêtre.
"Pourquoi un matin d'automne, une si jolie femme, intelligente et libre, entourée d'amis, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d'un beau soldat américain qui l'aimait aussi, s'est-elle jetée à l'aube par la fenêtre d'une chambre d'hôtel, à vingt ans ? J'aimerais savoir, comprendre."
Disons-le tout de suite, le style Jaenada ne plaît pas à tout le monde. Pour certains, l'auteur est foutraque, il se perd dans les détails les plus obscures (on connaîtra tout des personnages de leur date de naissance au travail de leurs parents en passant par leurs adresses successives) et digresse énormément (faire une parenthèse ne lui suffit pas, il en ouvre deux ou trois très facilement). J'entends ces reproches (pas totalement infondés, reconnaissons-le ! désolée Philippe) mais moi, quand je le lis, je l'envie surtout beaucoup. Si j'étais écrivain, ce serait sans aucun doute vers ce style que j'irai le plus; plein d'apartés et d'anecdotes, de vie et de vérité (les goûts et les couleurs...). Bon. En gros, on adhère ou pas. Vous vous en rendrez vite compte en lisant.
Revenons-en à l'histoire. Pourquoi Kaky, séduisante jeune femme de vingt ans, s'est-elle suicidée au petit matin, en 1953. Les investigations de l'auteur et de sa cohorte de sources (auteurs, chercheurs, bibliothécaires...) vont faire surgir de ce fait divers en apparence peu intéressant de nombreuses histoires passionnantes. Le lecteur est immergé dans le Paris d'après-guerre aux côtés d'une joyeuse bande surnommée "les moineaux" parce que son repère de débauche est un petit bistro miteux du nom de "chez Moineau" à Saint-Germain-des-Prés. Dans cette bande, on retrouve des jeunes en marge de la société : des délinquants, des filles trop dévergondées pour l'époque, des anarchistes, Guy Debord... Une jeunesse désabusée, rejetée par sa famille et la société en quête de liberté, d'amusement et de jouissance.
Jaenada s'attache à nous raconter l'histoire personnelle de tous ces enfants perdus mais aussi de leurs parents (car comment les comprendre si on ne sait pas d'où ils viennent?). Par ce biais, j'avoue avoir découvert plein de choses : la Cagoule, le situationnisme, l'internationale lettriste, Guy Debord. c'est très intéressant bien qu'assez dense quand, comme moi, on ne s'est jamais trop penché sur ces sujets. J'ai du faire mes devoirs et, comme l'auteur pour ce roman, quelques recherches pour bien comprendre (le roman se suffit à lui-même mais quand un sujet m'intéresse, j'aime bien en savoir plus).
Parmi, les Moineaux, ce sont les portraits des filles qui m'ont le plus émue. Le sort réservé à ces jeunes filles, dont le seule crime est de ne pas avoir céder devant la société qui veut les marier, les renvoyer à la maison, les purifier, est terrible. Pas d'études pour elles même si elles sont brillantes, pas de liberté, pas d'avenir qui se profile. Les filles de la bande sont, aux yeux de la société, "des filles perdues", débauchées. Régulièrement arrêtées, elles sont envoyées dans des foyers destinés à les dresser et à leur faire entendre raison : les grandes études, la liberté sexuelle, la liberté tout court, c'est pour les hommes, pas pour elles. Les rapports dressés par le personnel de ces foyers sur Kaky et ses copines sont glaçants. En les lisant, j'ai eu une pensée émue pour toutes ces femmes, brisées par la société patriarcale de l'époque. Nos mères, nos grands-mères.
Je n’attache de l’importance à rien, je laisse venir la vie, je suis mes désirs, mes impulsions, je ne me force jamais. Il paraît que je suis égoïste. Je ne vis que pour le présent. Le futur, nous y penserons quand il sera présent.
En parallèle de l'enquête, nous suivons les pérégrinations de l'auteur qui se lance dans un tour de France par les bords (non mais quelle idée !), guidé par les -pas toujours- bons conseils de Gladys, son GPS. Ce voyage sera pour lui l'occasion de découvrir des hôtels (plus ou moins miteux), des grandes roues (pas toujours accueillantes) et surtout des bars (parce qu'il faut bien s'hydrater) et pour nous de découvrir quelques anecdotes sur sa vie avec Anne-Catherine, ses humiliations passées ou son addiction à la cigarette.
Les deux récits s'imbriquent à merveille et, même si cela n'en a pas l'air de prime abord, se répondent. Là où Kaky et ses amis sont jeunes, libres, ont l'avenir devant eux, Philippe Jaenanda lui est sans cesse ramené à son âge (soixante ans c'est pourtant jeune), au temps qui passe, inexorable. Le temps a eu raison de sa désinvolture. Ça s'appelle l'âge adulte. Grandir, avoir des responsabilités, faire des choix, être raisonnable.
Kaky, elle, restera à jamais jeune, libre et désinvolte.
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